[Un autre monde] : La Fraternité d'Asgalun - Histoire

I. Introduction.


Ô Seigneur, laisse moi te conter la légende sombre et cruelle qu’on murmure aujourd’hui encore dans les rues tortueuses de Sukmeth ! Entends l’incroyable épopée qui déchira jadis le monde connu, depuis les flancs venteux de Ben Morgh jusqu’aux Iles mythiques de l’Est ! Abreuve ton oreille de ce songe étrange qui naquit à Velitrium et dirigea derrière un sein de nacre la destinée d’un peuple ! Et vous aussi, premiers d’entre les vaillants, nobles d’entre les nobles, Ecoutez ! Craignez la fortune d’Ashkar le Sombre, Gardien du Temps, marionnette funeste de Set ! Oyez le courage et la témérité d’Okehm le Valeureux, Lion du Nord, qui d’un seul regard faisait fuir les armées! Vénérez le Cauchemar de Barathô, Maîtresse du Mot Divin !


Souvenez-vous de la rencontre sanglante de ces trois destinées! Souvenez-vous des cris innombrables qui firent trembler les fondations des montagnes corinthiennes, du fracas des armées déversées sur la Route des Rois et de la funeste bataille d’Akbatanan ! Ecoutez enfin l’incroyable épilogue qui transforma la déroute en victoire, plaça le plus faible au-dessus du plus puissant des chefs et amena les ennemis à s’embrasser comme des frères devant les murailles même d’Asgalun ! Ecoutez, et retenez cette histoire, qu’elle se grave dans vos mémoires, qu’elle s’écoule de vos lèvres, qu’elle gonfle vos cœurs d’orgueil au moment de charrier des torrents de morts sur ceux qui souhaitent votre perte ! Car vous êtes les fils de cette légende, vous êtes d’un sang et d’une qualité qui firent trembler les Dieux eux-même!


Ô Peuple de Baratho, ô Meute d’Okehm, ô Horde d’Ashkar, n’oublie jamais ceci : ta Fraternité fut enfantée par la haine ! Ta vigueur est le fruit d’un sang qui souilla toutes les terres de l’Ouest ! Tu n’es que fureur, tu n’es que terreur. Et demain, demain, lorsque l’arc d’Achirr sera tendu à nouveau et que le sable arrêtera enfin sa course, au soir du dernier crépuscule, à la fin du Verbe, le monde t’appartiendra et les puissants te craindront!

Introduction. (suite)


Ce fut d’abord une vague rumeur, répandue par quelques soldats au retour de campagnes éprouvantes. Puis, comme un serpent s’enlace inexorablement autour de sa proie, cette histoire s’empara des baronnies septentrionales et s’insinua finalement dans les rues de la Capitale. Le peuple de Tarantia la connaît à présent, et la révèle volontiers à l’heure du souper. Depuis quelque mois, dit-on, une horde étiolée et insolite de quelques centaines d’individus s’est déversée depuis le Vanaheim, traversant sans hâte et sans heurt la Cimmérie pour rejoindre les champs fertiles de l’Aquilonie, ou ils demeurent à présent et offrent le service de leurs armes ou le faste de leurs étals.

Jamais le continent n’avait encore vu pareil rassemblement d’âmes aussi différentes, et il semble inéluctable que les Dieux eux-même finissent par s’en irriter un jour A-t-on jamais vu avancer côte à côte le plus féroce barbare et le plus sombre mage de Stygie, a-t-on jamais aperçu l’hydromel et le lotus pourpre se mêler ainsi sur le bois de la même table ? A-t-on jamais vu le Dieu de la Mort et le Grand Serpent partager les mêmes autels ? Et qu’en est-il de ces troublantes processions de femmes aux robes bordées d’argent qui sillonnent leurs rangs et suscitent le respect des plus âpres brutes de cette improbable confrérie?

Les princes et les Rois oublient volontiers ces singularités. Ils louent l’efficacité de leurs lames ou la qualité des produits qu’ils marchandent, mais négligent comme une breloque le nombre sans cesse croissant de sujets qui rejoignent leurs rangs sans envisager que cette main fragile puisse un jour se muer en un poing de fer pour venir briser leurs murailles et leur suffisance. Ils observent avec mépris ce clan et le croient sans foi ni patrie, mais oublient les rites étranges qui parsèment leurs nuits, la bannière indéchiffrable qui accompagne chacun de leurs combats et la cité qu’ils érigent déjà à leur propre gloire. Pourtant, l’œil avisé qui s’attarderait un seul instant sur les us de la Fraternité y découvrirait un dessein précis, imposant, obsédant, qui dépasse largement l’avidité mesquine qu’on leur suppose.

A leur sujet, les ménestrels qui ont parcouru les contrées hostiles du Nord dispensent tous cette même rime, bordée de mystères, noyée de mythe, fruit d’un mot ancien que seule une téméraire indiscrétion révéla. Les mendiants eux-mêmes sont prompts à récompenser par cette même fable l’oreille attentive et le cœur généreux qui honorent leurs sébiles. Toutes sont parcourues par de lugubres prophéties, la mémoire de batailles terribles et d’armes fantastiques. Toutes portent en leur centre la prédiction terrible d’une décadence imminente, et il est du devoir autant de l’historien que du fidèle sujet du Roi Conan de les révéler.

Qu’on prête donc l’oreille à ce mythe, qu’on s’attarde sur le verbe lancinant de cette légende qui d’un murmure, d’une lueur et d’un sombre mot vit naitre dans des torrents de sang la Fraternité d’Asgalun !

Polypius Antistès, Historien à la cour, Histoire et Mythologie de la Fraternité, Chap. II, pp45-46 – Analyse des récits légendaires, (Année à définir) , Bibliothèque Royale de Tarantia.

II. Mythologie.

1. Le Temps Dernier

Au Commencement étaient les Dieux Archaïques, impérissables et cruels. Ils régnaient sur les Abîmes, chevauchant leurs montures d’Ether, et s’entredévoraient sans relâche. De ce chaos lugubre et sans espoir naquit le Monde, qui épousa la nuit et la para d’opale. Advint le temps des Hommes, faibles et nus, fiers néanmoins, mais oublieux de la toute-puissance qui les avait engendrés. Ils conquirent la terre désolée qui berçait leur misère et se crurent maître de l’univers entier. Le Temps leur enseigna l’arrogance, et ils suscitèrent bien vite un divin courroux, depuis les entrailles obscures jusqu’aux demeures célestes. Par deux fois, les Immortels de l’Ancien Monde semèrent mort et désolation dans leurs rangs, les enjoignant à l’humilité, leur instruisant la dévotion. La terre brûla, les cités furent ensevelies sous des amas de cendres, d’immenses territoires furent noyés par les eaux déchaînées, des civilisations entières disparurent. L’humanité sauvage et hautaine ploya sous le désastre, mais une partie d’entre elle survécut.

Advint le temps des Dieux de la Renaissance, gorgés de gloire et d’orgueil. Ils chassèrent leurs sinistres ancêtres, les réduisirent au silence ou les enfermèrent dans des cages inviolables. Puis ils accordèrent aux peuplades désemparées la grâce de leurs bienfaits, et insufflèrent un courage nouveau dans le cœur des hommes en échange de leur servilité. D’innombrables genoux touchèrent terre pour leur rendre grâce, le sang du sacrifice coula sur les poignards des prêtres. Hommes et Dieux vécurent ainsi en harmonie de longs siècles durant. La nature de l’homme était telle cependant que son impudence ne connaissait aucune limite. Bientôt, à nouveau, des Royaumes s’étendirent, des Cités majestueuses s’élevèrent, et des Princes se crurent démiurges ou se firent tyrans. La Mémoire des Dieux antiques et terribles s’évanouit, on railla de même ceux qui avaient pris leur place, et l’on vénéra des idoles misérables, des divinités moindres et futiles ou même des barons misérables mais cruels.

Advint enfin le Temps Dernier. Au plus profond des abysses, un Mal Ancestral s’éveilla, et brisa les chaînes affaiblies qui le retenaient. Depuis ces tréfonds obscurs s’éleva son ultime commandement, gorgé d’exaspération, pétri d’une haine sans âge. Il signifia aux hommes la fin des temps et le terme de leurs vies ridicules. Ce Mot au pouvoir immense horrifia les Dieux eux-mêmes. Il fut prononcé voilà soixante dix-sept générations. Ici-bas, nul ne l’entendit dans toute l’exubérance de son ignominie. Seuls deux hommes perçurent le faible écho de cet effroyable présage…

Mythologie (suite).

2. La Prophétie d’Ashkar (Anciennes générations)

Ce fut d’abord Ashkar le Sombre, citoyen de Sukmeth, homme de foi dévoué au Vieux Serpent, esprit obscur possédant la langue vibrante et fourchue de son Maître, qui dans la danse rougeoyante d’un flambeau décela la tragédie future de toute sa race. Au moment où tout espoir l’abandonnait, un sang noir et brûlant s’écoula de l’autel où il se tenait, et dans le bouillonnement de cet infâme liquide apparut soudain l’essence d’Exzthli, rejeton inconnu, terrifiant et versatile de Set. La forme vaporeuse lui révéla l’ensemble de sa destinée, puis l’exhorta à rassembler une armée de prêtres, de mages et d’obscurs démons pour combattre le cataclysme qui s’annonçait. Elle lui promit enfin un artéfact aux pouvoirs inconnus et incommensurables, redouté par l’ancestral Empire d’Achéron lui-même.

L’esprit illuminé d’Ashkar ne conçut aucune méfiance, impressionné qu’il était par la présence et les dires de l’avatar. Sans hésiter, il s’engagea sur les sentiers brûlants qui s’enfonçaient vers l’Est puis traversa la Mer de Dunes, où il enchaîna à son vouloir et traîna à sa suite les démons qui y vivaient. Accompagné de cette infâme armée, il s’aventura dans les méandres monumentaux du Palais de Cetriss, dissimulé sous l'aiguillon du puissant serpent. Sa silhouette disparut dans l’ombre des voûtes millénaires, et un an se passa sans qu’il reparût et sans que nul n’entendît parler de lui. Au matin de la treizième Lune pourtant, il s’avança hors des ruines et fit face au soleil, portant dans sa main Nabré, Sablier d’Ivoire promis des Dieux, prêt à accomplir enfin sa destinée.

Il traversa nombre de cités de l’antique Stygie, et partout il se faisait prophète, énonçant le sombre avenir dont il était le dépositaire, montrant aux yeux de tous le sablier divin qu’il emportait avec lui. Ses pas le ramenèrent d’abord à Sukmeth. Puis, les mystiques pavés de la grande Luxur résonnèrent de ses prêches implacables, l’ombre noire des châteaux de Khemi recueillit l’écho du sang dernier qu’il professait. Partout, des prêtres, des mages, des formes obscures et inavouables se joignirent à lui. Des gens du peuple ou des affranchis accablés de misère accueillirent son discours avec vénération et se traînèrent à ses pieds. Ses rangs grossirent, sa réputation traversa les eaux profondes du Styx. Les puissants s’en inquiétèrent enfin, et choisirent de bannir cette horde dangereuse qui prêchait le malheur ultime au nom de Set et attendait fermement le jour dernier. Accompagné d’hommes illuminés et d’engeances abjectes, Ashkar s’en alla de par le Nord, et traversa le Fleuve Sacré pour rejoindre les royaumes voisins.

Mythologie (suite)

3. L’Epopée d’Okehm (Anciennes générations)


Ce fut ensuite Okehm, guerrier brutal, esprit farouche des Terres du Nord, chef vénéré et craint qui dans le murmure glacé de la bise cimmérienne crut entendre le présage du terrible malheur. Résolu à ne rien céder sans combattre, il partit trouver le conseil d’Alrun, un vieillard qu’on disait sage et qui vivait retiré au pied de Ben Morgh. L’ermite lui apprit l’existence d’une arme fantastique, l’Arc D’Achirr, artefact d’un temps où le monde n’était pas encore foulé par l’Homme, et œuvre obscure d’une vengeance divine. Il lui conseilla de s’aventurer dans les contrées inconnues de l’Est, par delà les montagnes, d’avancer jusqu’à trouver l’océan, et de pénétrer dans la première ruine de la première île qu’il trouverait. Submergé par le désir de posséder une telle arme, Okehm suivit le conseil avisé du sage, et gagna les contrées mythiques du levant, accompagné des plus vaillants de ses hommes.

Partout, l’on s’opposa à lui. Des armées se levèrent contre son avancée, de sauvages cavaliers et de mystérieuses montures mutilèrent ses rangs, des lances déchirèrent son flanc, mais par cent fois sa rage désespérée sauva sa vie et celle de ses hommes, par cent fois l’ennemi supérieur en nombre reculait avec horreur devant le courroux bestial de cette meute hurlante qui accueillait la mort avec joie pourvu qu’elle lui fut donnée sur un champ de bataille. Bien vite son nom précéda ses pas, des tribus errantes et des mercenaires avides de pillages rejoignirent ses rangs, et son armée ne connut dès lors plus aucune résistance, semant le feu, versant le sang, croulant sous l’or des rapines.

Enfin il aperçut devant lui les eaux sombres et salées meurtrir le flanc du continent. Immédiatement, il reconnut la forme hachée d’une île qui terrorisait les indigènes et qu’on nommait Hako-Lapak, siège d’un dieu terrible et haïssable. Armé de sa seule hache, il s’embarqua vers cette terre sacrée. De ce qu’il advint les jours suivants, nul n’en connaît le détail, et seule l’immense clameur de l’armée saluant le retour victorieux de leur commandant marqua les esprits, car il tenait dans sa main l’arme formidable créée des Dieux. L’ivresse de la victoire submergea la masse innombrable des combattants pendant deux lunes entières. L’on chanta, l’on but, les libations succédèrent aux banquets. Enfin, repu et nostalgique des rigueurs de sa terre nourricière, Okehm s’en retourna lentement vers son pays, accompagné de l’invincible meute devant laquelle l’Hyborie entière avait tremblé.

Mythologie (suite)

4. La Bataille d’Akbatanan (Anciennes générations)

Les voies obscures de la perversité divine ne tardèrent pas à manifester leur courroux. Aigrie, furieuse de voir des mains si chétives s’emparer d’une puissance et d’une gloire aussi grandes, la Rancune céleste tissa sur l’atelier de la Fortune de biens sombres fils, et de Sa colère naquit l’impensable catastrophe de la Bataille d’Akbatanan. Manié par la main habile de la fatalité, le nom d’Ashkar vint à rencontrer celui d’Okehm, l’épopée du Lion croisa la fortune du Sombre. Un vent pernicieux s’éveilla, depuis les hautes cimes du Nord, et le poison de la calomnie s’élança sur les routes du Sud et de l’Est. L’impétueux Cimmérien s’entendit conter l’ombre grandissante et apocalyptique qui venait du Sud, détentrice d’un savoir inouï, maîtresse d’une magie incommensurable et accompagnée d’une grouillante masse démoniaque. L’habile Stygien croisa nombre de peuples qui fuyaient une armée invincible et impitoyable qu’on disait élue d’un dieu sauvage. Le cœur de ces héros conçut la même et cruelle affliction, et tous deux virent là le signe indiscutable de l’Ultime Bataille qui s’annonçait. Les tambours résonnèrent dans d’effroyables fracas, les prêtres s’en tournèrent avec désespoir vers les déités qu’ils servaient, et les tribus pressèrent le pas et firent chemin l’une vers l’autre, ivres de haine et de destruction.

Le Serpent fit enfin face au Lion, dans les plaines bordant la ville d’Akbatanan, pour une guerre que tous croyaient être la dernière. L’armée d’Okehm était largement supérieure en nombre, mais les rangs d’Ashkar fourmillaient de formes obscures que l’épée ne savait atteindre. Le combat débuta, épique, terrible, de nombreux hommes vaillants tombèrent, la chair meurtrie par un feu surnaturel, les côtes déchirées par les lances impitoyables. Cinq jours durant, la terre vacilla, les herbes ployèrent sous les pieds vengeurs, les monts lointains recueillirent l’écho des cris de haine et de douleur. Au matin du sixième jour, chacun vit ses forces épuisées, mais aucune des armées n’avait pris le dessus. De chaque côté on crut reconnaître dans l’aube naissante pâlie par le brouillard le mauvais auspice et le signe d’une défaite irrémédiable. En ce sombre instant pourtant, la horde et la meute firent front avec un admirable courage. Dans un dernier élan, les combattants exténués suivirent l’ordre d’attaque de leurs chefs, et au milieu des rangs décimés, la puissance de Nabré croisa encore une fois la force d’Achirr. Sans doute les deux armées auraient-elles dû s’anéantir en ce jour funeste, le Lion succomber au venin et le Sombre périr sous les griffes, car telle était assurément la volonté des Dieux.

Pourtant, à des centaines de ligues de là, aux confins du Royaume d’Aquilonie, dans les ruelles déshéritées de Velitrium, un espoir suprême avait germé bien avant les affres de cette ultime bataille…

Mythologie (suite)

5. Le Songe de Baratho (Anciennes générations)

Vingt trois années plus tôt était née Baratho, fille cadette d’un marchand, aux dons certains mais à l’humeur si discrète, à l’humilité si probante que nul ne s’en aperçut jamais, jusqu’au soir de la révélation qui fit d’elle la Maîtresse du Mot Divin. Ce soir-là, les draperies de son lit furent trempés de sueur, et son sommeil fut habité d’un songe étrange, à la fois glorieux et horrifiant, frénétique et apaisant. Elle sentit le venin du Serpent brûler ses veines, elle hurla sous les crocs du Lion qui lui dévorait la cuisse, mais alors qu’elle se voyait mourir, alors que le Soleil s’échappait derrière les murs d’une grande cité, alors l’étreinte du fauve s’interrompit, alors le poison du reptile s’atténua, et les deux bêtes la couvrirent d’une chaleur apaisante. Le ciel s’éclaircit subitement, et un signe étrange se forma à son zénith, marque d’une langue ancienne et imprononçable, d’une blancheur éblouissante. S’éveillant en sursaut, Baratho sut que les fils de la Fortune lui avaient été révélés, et pendant trois Lunes elle usa de tous ses talents pour en dénouer les nœuds complexes. Comprenant enfin la nature divine et l’ensemble de la révélation elle quitta le matin même la demeure de son père, la tête et le front recouverts d’une large capuche blanche, se dirigeant imperturbablement vers l’Est. Et dans le ciel, partout où elle allait, en n’importe quelle heure du jour et de la nuit, elle trouvait et reconnaissait l’empreinte aveuglante de son songe, fruit d’une parole divine que nul être ne pouvait prononcer. Le Mot Divin ne l’abandonna jamais dans son œuvre.

Baratho traversa nombre de villages isolés ou de petites cités, et partout, conformément à la trame qu’elle avait dénoué, elle cherchait et emmenait nombre de jeunes femmes séduites par ses visions, convaincues par son discours. Et toujours, cette nuée silencieuse avançait vers l’Est, suivant aveuglément les pas de sa Maîtresse. Ils quittèrent bientôt l’Aquilonie et se trouvèrent en terres inconnues. Partout, les brigands s’essayaient à attaquer ces proies faciles, mais toujours l’intelligence de Baratho et la foi aveugle de ses suivantes transformaient leurs agressions en déroute.

Mythologie (suite et fin).

6. La Fraternisation (Anciennes générations)

Advint enfin ce jour frappé du sceau de l’espoir, qui vit arriver Baratho sur les flancs des collines entourant Akbatanan, au matin du sixième jour de la terrible bataille. Immédiatement, elle reconnut le Lion, démasqua le Serpent et sut qu’ici débutait sa lourde tâche. Des milliers d’âmes qui s’étaient affrontées ici sous le regard incrédules des citoyens de la ville voisine, il n’en restait plus que quelques centaines, et au milieu d’eux, Achirr déchirait les démons par dizaines, Nabré volait la vie de nombre de valeureux. Okehm et Ashkar se tenaient face à face, épuisant leur dernières forces, lorsqu’une immense clameur suspendit le trait ultime que l’un destinait à l’autre. Les armées se figèrent, noyées de sang et de fatigue, et des hautes collines descendit la Procession de Nacre menée par la Maîtresse du Mot Divin, et tous y virent le signe d’une apaisement divin. Des mains douces se posèrent sur les poings mutilés, des mots de miel réconfortèrent les plus souffrants, et la haine fit place à la béatitude.

Seuls Ashkar et Okehm refusèrent d’arrêter immédiatement le combat, ivres de haine, certain d’accomplir leur destinée. Baratho elle-même s’interposa entre Achirr et Nabré. Enfin, elle révéla l’ensemble de ses visions aux deux hommes et leur apprit l’ampleur de leur terrible erreur, et ses paroles remplirent les cœurs d’un nouvel espoir, mêlé de crainte :

« Peuplades valeureuses du Nord, esprits affirmés du Sud, baissez vos armes, apaisez votre fureur, car elle est le fruit de la fourberie divine. Vos prophéties sont vraies, et elles se vérifieront ! Le Mal Ancien prendra un jour possession de ces terres, la race humaine sera au bord de l’extermination et des ténèbres les plus obscures, le Serpent et le Lion combattront à l’heure de l’ultime cataclysme. L’Antique qui souhaite notre fin se sait faible cependant devant la puissance divine que chacun d’entre vous porte dans sa main, et c’est son fiel haineux qui coule dans vos veines, c’est sa traîtrise infâme qui lève vos bras meurtriers ! Car en vérité Achirr ne saurait à lui seul défaire un dieu, Nabré ne saurait à elle seule freiner la course due Temps Dernier ! Il est un mot secret et divin, un mot que personne ne sait prononcer et qui détient pourtant la vérité du jour ultime ! C’est un mot d’espoir, une parole qui contient la survie de toute notre race ! Ce mot, je le connais ! Il parle du Serpent, il parle du Lion, mais il n’en fait pas des ennemis, ils n’en fait pas des prédateurs s’entredévorant, non ! Il en fait une seule et même lame, une seule et même force indestructible pourvu qu’on la guide dans les ténèbres ! Soyez donc cette lame, je serai votre garde, soyez la force, je me ferai Gardienne, et qu’en ce jour retentissent les chants d’une Fraternité nouvelle et indestructible ! »

Ces mots gagnèrent la faveur de tous les hommes, sauf d’Ashkar et d’Okehm, qui se montrèrent sceptiques, mais cessèrent le combat. Les deux héros, accompagnés de Celle qui avait évité le carnage, firent route vers l’Est, isolés et las. Et chaque soir, chacun contait le détail de ses visions, de sa prophétie, chaque soir Baratho intervenait pour séparer le Sombre et son ennemi, tant les racines de la haine étaient profondément enfouies. Enfin, au soir de la Septième Lune, alors qu’ils arrivaient aux abord d’Asgalun, les âmes s’apaisèrent, l’éclat de la colère disparut des regards. Enfin, Nabré fut déposée à côté d’Achirr. Enfin le Serpent enlaça le Lion dans une fraternelle étreinte, enfin les trois héros s’entendirent et la jeune femme soupira. Elle traça dans le sol poussiéreux le Mot Divin qui était connue d’elle seule, et sur cette terre marquée d’espoir fut fondée la Fraternité d’Asgalun, œuvre d’une paix, instrument d’une guerre.

Histoire de la Fraternité d'Asgalun

Sommaire

I. Introduction

II. L'Exil (1ère génération)

III. Le Havre d'Esmählund (2ème - 3ème générations)

IV. La Conjuration des Gardiens (11ème génération)

V. La Grande Traque (12-13ème génération)

VI. Les Générations Honteuses (14ème - 39ème génération)

VII. La Prophétie de la Dernière Marche (40ème génération)

VIII. Le Rédemption d'Evanius (44ème génération)

IX. La Seconde Ere (45ème -48ème génération)

X. Le Triumvirat d'Haloga (49ème génération)

XI. La Restauration Prophétique (51ème génération)

XII. L'Attente (52ème - 76ème génération)

XIII. La Dernière Marche (77ème génération)

Note : Le calendrier de la Fraternité est découpé en générations. Une génération représente un cycle complet de sept années.

Histoire de la Fraternité d'Asgalun (suite)

I. Introduction

« Vous voilà, enfin ! Entrez, allons ! Installez-vous près de l’âtre, frottez vos mains, réchauffez-vous. Par Baratho, je me désespérais à l’idée de ne plus jamais vous revoir ! Les augures concernant votre arrivée portaient des signes désastreux, et nous avons craint que la morsure du blizzard ne vous ait arrêté à l’approche du Défilé d’Hansmihr, ou que les Loups de la Désolation ne vous aient dévorés. Sémilia, Sémilia mon amie, fais nous apporter une peu de liqueur, quelque chose de fort pour redonner un peu de vie aux gorges de nos voyageurs.

Ce soir, Le Havre entier fêtera le retour des Messagers d’Haoun, votre retour. Déjà, les Tours Callipiennes s’éclairent, au gré des brasiers qu’on y allume et la Voie Prophétique est drapée d’Espoir. Jouissez du confort de ce lieu, ne vous épuisez pas à parler, tout cela peut attendre au moins jusqu’à demain. Le Conseil est impatient à l’idée d’entendre le récit détaillé de votre voyage, le dernier message qui nous est parvenu a jeté un grand trouble sur l’assemblée, et les ritualistes me soupçonnent déjà d’user de l’appel à la Dernière Marche à des fins obscures et personnelles. Vos dires, je n’en doute pas, apaiserons leurs peurs.

Gnaeus, approche-toi à présent, que je puisse caresser tes joues, baiser ton front. Des trois messagers, tu devais bien être le seul à rugir d’impatience à l’approche de la Grande Crête, et je ne vais pas te retenir trop longtemps. Il se trouve dans la Ville Basse une jeune Suivante de Mmât, dont les pieds ont accueilli autrefois ton sang, et qui n’a que trop souffert de ton absence. Mais avant que je te permette d’apaiser son indignation, une dernière chose encore. Une missive signée de ton nom m’est parvenue au cours de la dernière Lune, et la demande qu’elle contenait m’a semblé incongrue, très curieuse venant d’un homme que les Congrégationnistes eux-même qualifient d’érudit et qui s’y présente pourtant comme un ignorant. Permets-moi de relire une dernière fois cette lettre, et de m’assurer ainsi qu’elle concorde bien avec tes intentions.

Citation :

77ème Génération, Année du Verbe, Seconde Lune de Nabré,
De Gnaeus Sabienus, Haut-Messager d’Haoun, Gardien de la Nuée, Ombre d’Asmédée
A Sielke Askalaehm, Grande Prophétesse de la Fraternité d’Asgalun


Sœur estimée,

Permet tout d’abord qu’avec quelques mots simples je te conte l’ensemble des faits qui ont émaillé la vie des Messagers au cours de la dernière Année du Sombre. Fidèles aux grands desseins de la Dernière Marche, nous avons progressé vers le Sud, conformément aux décisions du Conseil, rencontrant d’abord les clans disparates de Cimmérie avec qui nous commercions déjà, puis finalement les Royaumes du Sud, l’Aquilonie, la Stygie. Partout, nous avons tissé des liens, souvent sommaires, nous présentant comme des négociants en quête de clients, des artisans en quête de ressources, et sans jamais révéler nos véritables intentions. Au hasard des rencontres, nous avons questionné sans relâche, des plus pauvres vieillards aux barons les plus imbus (ils sont aussi nombreux que la légende le prétend). Partout, nous avons évoqué les noms de Baratho, d’Okehm, ou d’Ashkar, et partout, ces noms furent recueillis avec indifférence ou ignorance. Leurs épopées, leurs victoires, ont été dévorées par un monstre oublieux, et plus rien n’en subsiste. Nos voyages nous ont confirmé les visions de la Réincarnée, et ont renforcé ma foi. Le Monde est en ruine. Partout, la pestilence de l’Antique s’épand sur les sols, asservit la volonté des hommes, rend de grands honneurs à ceux qui ne le méritent pas. Peut-être ne faut il rien attendre du tout des autres, et nous préserver de cette lie, à l’heure du Dernier Combat. Tout reste à conquérir, tout reste à faire, et les Frères qui s’engageront dans la Dernière Marche devront faire preuve d’un courage inestimable.

Je me refuse néanmoins à finir aussi sombrement une telle missive, Sœur. Des âmes perspicaces, des barbares rudes et sans peur, des hommes à l’esprit fort, nous en avons rencontré. Leurs visages s’éclairent à notre rencontre, il percent le voile dont nous nous parons, découvrent la nature sauvage et altière de notre espèce. A ceux-là, l’envie me prends souvent de lui conter notre Histoire, nos mythes, nos croyances, car je sais qu’eux aussi ressentent cruellement la déchéance de l’Hyborie. Pourtant, mes lèvres restent immobiles devant leur requête, et je rougis de honte devant mon ignorance et mes faibles talents, et si j’arrive à balbutier, c’est une suite de paroles incohérentes auxquelles personne n’entend rien, pas même mes propres compagnons ! Ah, si l’inspiration d’une muse divine pouvait éclairer mon esprit, me suggérer le verbe juste , alors, assurément, oui, nous aurions déjà de nombreux alliés, mais cette tâche n’est pas celle d’un vieil homme, et encore moins du forgeron et du guerrier muet qui m’accompagnent. Aussi est-ce vers toi que je me tourne, très estimée Soeur. La Voie Prophétique de Callipia accueillera nos pas au début de l’année du Verbe. A ce moment-là, si tu le permets, nous entendrons de ta propre bouche, ou de toute personne que tu auras désignée, l’histoire insigne de la Fraternité. Nous en retiendrons chaque mot, et en les répétant sans fin, nous assurerons enfin les débuts glorieux de notre ultime entreprise.

Fasse enfin que ces dernières paroles s’écoulent depuis la Ville Haute pour atteindre les oreilles bénies d’Asmédée. Qu’elle ne désespère pas, qu’elle ne s’enivre pas trop de colère. Dès mon retour, je veillerai et supplierai son pardon, et à mon prochain voyage vers le Sud, elle m’accompagnera.

Puisse la Clairvoyance de la Maîtresse du Mot Divin éclairer ton esprit, Sœur

Gnaeus Sabienus. »

Tu attends de moi que je te conte l’histoire de la Fraternité alors que l’enceinte du Temple recèle de trésors qui me sont inconnus, même à moi ? Ne rougis pas, je crois finalement comprendre ta demande, et j’y accéderai. Venez, demain, tous les trois, et je vous conterai l’histoire tristement sauvage de la Fraternité, depuis sa Naissance heureuse et maudite devant les remparts d’Asgalun jusqu’à ces jours mêmes, qui voient une armée déjà morte défier l’Innommable une première et ultime fois. J’ai cru comprendre que des étrangers vous accompagnaient et souhaitent se présenter devant le Conseil dès demain. Qu’ils vous accompagnent, qu’ils entendent également la sombre histoire qui est la nôtre. Allez à présent, festoyez, chantez, dormez. L’ombre nous enveloppera bien assez tôt. Qu’Achirr et Nabré ne nous abandonnent jamais,

Estren heobkhen pahn.

Histoire de la Fraternité d'Asgalun (suite)

II. L'Exil

II.1 Au lendemain de la Fraternisation


Prends cette chaise, Etranger, et n’hésite pas à faire connaître le moindre de tes désirs. Ils seront comblés si je les juge acceptables. Ne perdons pas de temps en présentation, on m’a fait part de ton nom. Si ta curiosité ne t’as pas permis de connaître le mien, sache qu’on m’appelle Sielke Askalaehm, et que je guide la destinée de ce Peuple que tu as souhaité rencontrer dans son dernier refuge. Entends, à présent. Et vous, Messagers d’Haoun, n’oubliez pas un seul mot de l’histoire que je vais vous conter aujourd’hui.

Il me faut vous avertir, tout d’abord ; cela vous évitera bien des questions inutiles. Vos oreilles sont peut-être impatientes de s’entendre conter l’Epopée d’Okehm, la Prophétie d’Ashkar ou encore la Grande Bataille qui les opposa. Tous ces faits, que les ignorants appellent légende, ou mythe, je ne les évoquerai pas. Les chants à la gloire des anciennes générations les rapportent tous avec bien plus d’éloquence que je ne saurais le faire, et Helga la Conquérante a tracé sur les murs de l’Enceinte les mots les plus parfaits à ce sujet. Engouffrez-vous sous les voûtes du Temple, contemplez les hautes murailles et le Verbe magnifique qu’elles contiennent. Il suffira à votre savoir. Mon histoire débute aux abords d’Asgalun, au milieu des herbes abondantes qui courent sur des pâturages de Shem, au lendemain de la Fraternisation qui vit s’apaiser une haine dévorante. Je vous la conterai ainsi que le veut la longue tradition des Hérauts qui en portent le poids depuis plus de soixante-dix générations - plus de cinq cents années de ton calendrier, Etranger -. Peu en gardent le souvenir.

En ce jour heureux qui vit pour la seconde fois les Trois s’enlacer dans une bienveillante étreinte, les clameurs angoissées des tribus s’estompèrent enfin. Les armées exténuées de la Meute lavèrent dans les rivières environnantes leurs lames encore souillées du sang de leurs frères, les sombres silhouettes de la Horde se retirèrent en haut d’une colline où ils commémorèrent leurs morts et firent offrande à Set, et également à Exzhtli, Dieu puissant et estimable qui leur avait dévoilé le Sanctuaire de Nabré. Les femmes de la Nuée enfin, noyèrent leur joues de larmes, et au-dessus du campement plana la douce mélopée, la triste et sublime complainte de celles qui avait abandonné leur patries, leurs maris et leurs enfants pour servir la Prophétesse. La paix et son cortège de béatitudes apaisaient les âmes les plus rudes en ce matin tiède, et tous oublièrent pendant quelques heures la corde tressée de la Fortune, qu’une Rancune innommable avait placé autour de leur cou pour les suspendre au-dessus de profondes abysses.

Histoire de la Fraternité d'Asgalun - II. L'Exil (suite)

II.2 Le Silence d’Achirr et de Nabré

Hélas, l’histoire terrible de la Bataille d’Akbatanan et de ses morts innombrables s’était rapidement répandue dans les Terres de l’Est et du Nord, et les peuples qui avaient plié jadis sous la férocité d’Okehm s’allièrent dans un seul et unique élan. Une armée immense et vindicative s’avança, résolue à détruire le Héros puis à écraser ses dernières troupes. Les entrailles du sol tremblèrent, et les bannières ennemies flottèrent bientôt en vue du campement fraternel. Au bras fatigué d’un Okehmite, la Coalition opposa dix épées robustes, et pour un seul Ashkarii, cinq cavaliers en armure lourde. Les Chefs de la Meute et de la Horde ne s’en inquiétèrent pas, tant la puissance de Nabré ou d’Achirr semblait leur garantir la victoire. Déjà, les forces fraternelles s’étaient regroupées tant bien que mal pour engager le combat lorsque Baratho se jeta tout à coup aux pieds d’Okehm, puis d’Ashkar, les implorant de l’écouter et de ne pas fondre sur leurs adversaires. A chacun, elle révéla une part obscure des visions qui l’avaient habitées à Velitrium, et qui venaient enfin de révéler leur vraie nature. Ses paroles anéantirent les espérances de l’ensemble des hommes et des femmes qui se tenaient là et écoutaient.

Ces paroles, les Ritualistes les psalmodient aujourd’hui encore dans les profondeurs de la Sainte Crypte, à l’heure des cérémonies en l’honneur de la Maîtresse du Mot Divin. Messagers, vous les avez entendues vous-même, vous les connaissez, car c’est en partie de la véracité de cette prophétie que dépendra notre victoire ou notre destruction, le moment venu. Aussi, je vous les répète de bon cœur :

« Achirr ! Hier encore, tes traits chantaient une funeste litanie, quand tu transperçais les rangs de tes propres Frères. Nabré ! Hier encore, le sable divin qui ruisselait contre tes parois d’ivoire anéantissait ceux qui aujourd’hui te chérissent. En ce jour, la paix illumine les hommes insouciants et leur Fraternité. Mais vous, vous Deux, Instruments des dieux, c’est la rancœur, la colère et la haine qui vous gangrènent ! Un Sang Divin, un Antique, voilà l’espèce d’ennemi que vous deviez abattre, voilà les promesses que des êtres faibles vous ont tenues, voilà pourquoi vos puissances se déchaînaient ! Ces deux hommes qui hier vous détenaient, ceux-là vous ont trahis, ceux-là ont usé de vos dons pour brûler de simples chairs mortelles ! A présent, qu’ils désespèrent devant votre vindicte ! Terreur d’Hako-Lapak, ta corde ne se tendra plus pour Okehm ou pour ses fils ! Ombre de Cetriss, maîtresse du temps, tu resteras sourd à toutes les suppliques d’Ashkar !

Fraternité vagissante, contemple dans ta stupeur le Silence d’Achirr et de Nabré ! Ne pleure pas, ne t’agenouille pas, tes suppliques seront vaines ! Toute ta vie, tu entendras le vent, les rires aimés de tes semblables ou le râle d’agonie de tes frères, mais ni toi, ni tes enfants n’entendrez plus Leur souffle conquérant, jusqu’au soir du dernier jour. Alors seulement, lorsque l’Antique foulera de son pied infâme la terre qui nous a engendrés, leurs voix s’élèveront à nouveau, une seule et dernière fois. »

Histoire de la Fraternité d'Asgalun - II. L'exil (suite)

II.3 La Fuite

On dit qu’alors, une fureur incontrôlable s’empara d’Okehm, qu’il s’empara d’une flèche et tenta de tendre la corde d’Achirr. Ses tentatives furent vaines, et comme l’avait annoncé Baratho, le bois divin ne plia pas. Tous prirent enfin conscience de la faiblesse de leur position, et une résolution fut rapidement prise : il fallait fuir et trouver quelque cachette invisible à l’œil de l’ennemi. Les cœurs des Frères et des Sœurs vacillait, mais la prestance du Lion, le sourire mystérieux du Sombre et la sérénité apparente de Baratho calmèrent de nombreuses désespérances. Les possibilités de fuite étaient réduites pourtant. Déjà, les armées coalisées avaient entamé des manœuvres d’encerclement, les routes de l’Est tremblaient sous le pas de leur infanterie et l’Ouest n’offrait comme refuge que les murailles lisses d’Asgalun ou personne ne les laisserait entrer. Quant au Sud, il était limité par le Styx, au-delà duquel les armées exilées d’Ashkar ne pouvaient guère s’aventurer. Les Frères décidèrent donc de se disperser en petits groupes, et chacune de ces formations reçut pour mission de se rendre dans le petit hameau septentrional d’Ymaenshand, aux abords des Montagnes Cimmériennes, où chacun attendrait ses Frères durant Sept Lunes au moins.

Sans doute les fuyards eussent-ils dû être massacrés, tant les circonstances assemblées par la Fortunes semblaient défavorables. Heureusement, la vanité de leurs ennemis sauva bon nombre de leurs vies. Devant le spectacle de ce qui ressemblait bien plus à une débandade qu’à une fuite organisée, les chefs de la ligue vengeresse célébrèrent leur victoire pendant de longues minutes avant de lancer leurs monture à la suite de ces biches agonisantes qu’il suffisait d’achever. Pour le reste, je crains de ne pouvoir vous apprendre grand chose sur cet exode qui conduisit nos Frères jusqu’à Ymaenshand. Accablés de fatigue et de terreur, beaucoup périrent sous les coups de leur poursuivants ou par la dague des nombreux brigands qui sillonnaient alors encore les routes. On murmure également que certains d’entre eux s’enfuirent définitivement, rejoignant leurs patries et leurs familles, mais ceci n’est attesté par aucun Augure.

Histoire de la Fraternité d'Asgalun - II. L'Exil (suite)

II.4. La Catastrophe d’Ymaenshand

Lentement, les rescapés affluèrent vers cette terre promise qu’une nature indolente avait privé de bien des charmes. Le petit village d’Ymaenshand… L’évocation de ce lieu ferait frémir n’importe quelle Zélote de la Nuée, et saurait tirer des larmes même à un Ashkarii. A toi Etranger, il t’es vraisemblablement inconnu. Oh, il n’y a guère de chose à dire sur ce misérable amoncellement de masures abandonnées qui lézardait la steppe comme une hideuse varice. C’était un refuge, un lieu de retraite pour des chasseurs ou des marchands qui venaient s’y réfugier lorsque le blizzard les surprenait, et les clans alentours ne se disputaient guère un endroit aussi austère. Pourtant, c’est bien là que se tint une partie des évènements tragiques que nos ritualistes chantent aujourd’hui encore.

Au cours des première Lunes, il sembla à tous que la Fortune s’était enfin prise de pitié pour le triste sort de la jeune Fraternité. Baratho, Okehm et Ashkar étaient arrivés parmi les premiers à Ymaenshand, et chaque jour, la mauvaise route qui y menait accueillait d’autres Frères, d’autres Sœurs en fuite. Et tous se félicitaient d’avoir pu rejoindre un tel refuge, d’avoir un peu de paille ou une peau de loup pour s’étendre, et un peu de paix pour leurs âmes exténuées. Seul la Maîtresse du Mot Divin ne partageait pas cette soudaine sérénité. Là où les autres riaient et se rassemblaient autour du feu, elle s’était recluse dans le silence, la solitude, ne répondant guère à ceux qui l’interrogeaient. Là où tous observaient avec crainte les plaines du Sud, cherchant à savoir si l’ennemi les poursuivait encore, elle contemplait avec une obstination presque morbide les Monts Eiglophiens qui se dressaient sombrement au Nord. Deux Lunes se passèrent ainsi, lorsqu’un matin, elle s’avança au centre du hameau et demanda à ce que toutes les femmes de la Nuée soient rassemblées. Elle les observa, longuement, et désigna tout à coup l’une d’entre elle, la forçant à s’avancer. Mais excuse-moi, étranger, je déforme la réalité. Celle-ci n’était point encore une femme ; elle avait le visage pur, le corps chétif et la démarche malhabile d’une enfant. Ses cheveux écarlates coulaient sur ses épaules et son sang aurait dû être celui d’un Vanir, mais l’on dit pourtant qu’elle était née dans une province occidentale de l’Aquilonie. Esmählund, ainsi la nommait-on parmi les siens. Tes yeux s’illuminent, Etranger… Ce nom t’évoque celui de notre Cité, le Havre d’Esmählund. Déjà tu pressens peut-être dans cette jeune fille la magnanimité du Chef, la sagesse du Guide. Si tel est le cas, sache que ton intuition est fondée.

Ainsi, Baratho emmena la fillette avec elle après l’avoir longuement observée, et Trois Lunes passèrent sans qu’on ne vît ni l’une ni l’autre. De ce qu’elles se dirent, de ce qu’Esmälhund apprit de la Maîtresse du Mot Divin, nous ne savons rien, et nos suppositions sont innombrables. Baratho l’informa-t-elle de sa mort prochaine, du funeste destin de la Fraternité ? Ou au contraire lui révéla-t-elle les voies qui menaient au salut des trois tribus? Lorsque les deux âmes réapparurent, au grand soulagement de la Fraternité, on s’aperçut que la jeune fille avait changé. Elle semblait plus grave, ses yeux se noyaient souvent de larmes, et elle ne se mélangeait plus guère avec les autres femmes de la Nuée.

Trois Lunes s’écoulèrent encore, et l’idée du départ envahissait progressivement les esprits de nos Frères lorsque survint la catastrophe. Des montagnes du Nord surgit une armée débraillée de guerriers aux visages froids et aux cheveux blonds, qui cherchaient fortune, sang et nourriture. Leur nombre restreint leur permit d’atteindre Ymaenshand sans être découverts. D’ailleurs, eussent-ils été des milliers qu’aucun Okehmite, aucun Ashkarii ne s’en serait aperçu, car tous avaient les yeux rivés vers le Sud ou l’Est. Seule la Maîtresse du Mot Divin fixait le Nord, comme à son habitude. La première, elle vit cette meute de loups blancs fondre sur les huttes désolées qui abritait ses Frères, alors que la lune se levait à l’Est. La première, elle perçut l’éclat menaçant des haches qu’on soulevait au-dessus de ses épaules. La première, elle succomba à cette ignoble agression. La légende dit qu’elle ne chercha pas à fuir, considérant qu’ici s’arrêtait sa destinée, et que son œuvre devait être poursuivie par cette jeune fille à la crinière pourpre qu’elle avait instruite pendant de longs jours. On raconte aussi que son dernier cri retentit dans toute la plaine, et que devant cette clameur divine les Aesirs hésitèrent, craignant d’avoir par ce crime outragé un dieu cruel. La suite de cette histoire est très confuse, même pour les plus érudits d’entre nous. Une lutte féroce aurait opposé les Aesirs aux hommes de la Fraternité pour la conquête de la dépouille sacrée de Baratho, et il faut bien croire que nous sortîmes vainqueur de ce duel, puisque elle repose aujourd’hui encore dans le Tombeau de la Sainte Crypte. Peut-être existe-t-il encore quelque part une trace de cette bataille, un indice qui saurait dévoiler la réalité du Désastre d’Ymaenshand, et peut-être découvriront-nous un jour la vérité.

Histoire de la Fraternité d'Asgalun - II. L'Exil (suite et fin).

II.5. La Terre Promise

Comment Esmählund devint, à son jeune âge, la première Grande Prophétesse de l’Ordre, voilà peut-être le plus grand de tous nos mystères, celui qui aujourd’hui encore laisse perplexe le moindre de nos Frères. Des chants, des légendes, des prophéties traitant de ce sujet, il en existe d’innombrables. De toutes les histoires qui s’enchevêtrent autour d’Esmählund, je vous en conterai une, et une seule. Les mots qui suivent furent inventés par Abeliard Panionus, Chantre de Sôthis l’Ephémère, notre Sixième Grande Prophétesse.

Lorsque l’ire insensée des Nordiques se répandit sur la misérable Ymaenshand, les Dieux voulurent la nuit limpide et la Lune pleine, pour mieux assister à ce cruel spectacle, se réjouissant d’apercevoir la Prophétesse seule et vulnérable. Pourtant, lorsqu'advint le dernier souffle de Baratho, les plus sauvages divinités s’éprirent de pitié pour cette femme à la triste et sublime destinée, et de honte, elles dissimulèrent à la hâte l’astre stérile pour ne plus avoir à observer l’image d’un tel supplice. La bataille s’acheva dans cette obscurité oppressante et surnaturelle, et tous les Frères se retrouvèrent alors autour de Celle qui avait longtemps plié la Fortune à son désir. Les joues furent noyées par les larmes, l’air glacé de la nuit accueillit les gémissements de la Nuée, et tous crurent la Fraternité vaincue et dissoute. Personne n’osa s’approcher du corps et le souiller par sa main, pas même le Lion ou le Sombre. Alors, une jeune fille à l’allure maladive et aux cheveux de feu s’avança. Elle s’agenouilla devant le visage sans vie de la Maîtresse, et se mit à tresser les cheveux de la défunte selon l’ancienne coutume velitriaise. Les Dieux eux-mêmes furent surpris par tant d’audace, et levèrent le voile qui cachait la Lune. Tous reconnurent alors Esmählund, la jeune protégée de Baratho, et tous l’observèrent, dans une sorte de folle attente. Alors, la jeune femme à la peau de givre prononça quelques mots, d’une voix suave :

« Ecoutez, et reprenez espoir. Que vos esprits s'adoucissent comme cette nuit s’éclaire. La Maîtresse du Mot Divin n’est plus, mais elle a achevé son œuvre. Achirr et Nabré sont réunis, et rechanteront lors de l’Ultime Bataille. Les hommes et les femmes les plus valeureux que l’Hyborie connaissent sont rassemblés ici, et leur haine s’est estompée pour laisser place à une force qui vaincra n’importe quel mal, dusse-t-il être divin. Mais elle nous a accordé bien plus encore. Seigneurs Okehmites, Maîtres Stygiens, permettez qu’à présent vous soit révélée sa dernière prophétie, car moi seule la détient. Aussi écoutez : il est une terre, au Nord de ces tristes montagnes, une terre que les Dieux ont cerclés d’une couronne d’épines, une terre perchée sur le croc d’un grand serpent. Il est une terre où les soufflets de nos forges s’animeront à nouveau, où des temples maudiront la venue de l’Antique et salueront nos Héros et nos Dieux. Il est une terre que nous couvriront de tours et de murailles contre lesquelles viendront se briser nos ennemis. Cette Terre, nul ne la connaît encore, nul ne l’a jamais découverte ; elle est vierge du désir des hommes et vierge de leurs haines. Elle ne portera jamais que notre seul et unique Espoir. Cette Terre sera notre Havre, notre refuge, notre ultime attente. C’est à moi de vous y conduire, car dans mes veines coulent la Prophétie de celle dont la tête repose dans mes mains. Que tous se préparent à présent, pour l’ultime voyage de notre génération. »

A cet instant, le soleil s’associa à la lune, et les deux astres embrasèrent les crêtes acérées des Monts Eiglophiens. Tous surent alors que la jeune fille disait vrai, et dans un seul élan, la Fraternité entière se mit en marche vers le Nord, confiant son destin à l’âme pure de la Grande Prophétesse qui venait de se révéler à eux.

Et ainsi débuta il y a soixante-seize générations le long voyage qui devait nous amener ici-même, au Havre d’Esmählund.