Les yeux qui faisaient face à Courageuse s’écarquillèrent un instant, saisis d’étonnement, puis reprirent leur éclat terne et fatigué. Aniaë – car c’était bien elle qui avait accueilli la jeune mage - poussa un profond soupir, et s’astreignit à répondre aussi aimablement que sa triste humeur le lui permettait. Cette femme qui venait d'entrer avait au moins eu le bon goût d’arriver tôt, et la salle clairsemée de l’Antichambre n'avait pas encore mis les nerfs de la vieille servante à rude épreuve. Elle s’éclaircit la gorge, passa sa main sur le tablier impeccable qui s’accrochait à sa robe grise, et s’essaya à l’affabilité :
« Madame, vous vous serez vraisemblablement trompés d’endroit. Ou du moins, il n’est nul besoin d’entrer dans nos rangs pour secourir ou pour corriger quelqu’un qui vous aurait fait du tort. Sortez, prenez immédiatement à gauche, et passez la grande porte. Vous vous trouverez dans la Salle Commune, et vous pourrez déposer votre demande d’aide. Si les Quatre Familles estiment votre requête justifiée, ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour résoudre vos ennuis.»
Chose inouïe, Aniaë crut même bon d’ajouter :
« Mais si vous êtes vraiment ici pour entrer à notre service, j’ose espérer que vous modifierez votre discours, parce qu’en l’état, vous susciterez soit l’indifférence, soit la rage du Grand Intendant, qui a bien mieux à faire que de résoudre des querelles de voisinage. Et ne doutez pas qu’il vous jettera alors en dehors de cette enceinte sans ménagement. Regardez ces draperies recouvertes de nos armoiries, observez la mine sérieuse et résolue des gardes qui encadrent la porte de l’Antichambre : vous voyez, c’est une affaire sérieuse ici.
Allons, jouons un jeu. Supposons que je suis le Grand Intendant, que je décide de votre intégration dans l’Ordre, et que je vous demande quelles sont vos raisons de nous rejoindre, vos idéaux, votre histoire, vos doutes et vos craintes. Que me répondrez-vous ? Et soyez convaincante : une querelle, ce n’est pas suffisant. Et quelques talents d’artisan non plus. N’oubliez pas, prêter serment pour l’Ordre, c’est engager sa vie entière pour un combat très particulier. Alors, Que répondrez-vous ? »
Avec un petit sourire, Aniaë ébouriffa ses cheveux d'un revers de la main, prit un regard pénétré, croisa ses doigts et mima une profonde attention. Les gardes sourirent en coin : on eut dit la réplique parfaite d’Eïthin Alameth, Grand Intendant des Quatre Tours. Elle attendit patiemment la réponse de la jeune femme.